J'aime bien la nuit. Le camp est endormi, bien sûr, mais pas seulement. Non, toute la forêt est endormie. Les petits rongeurs, les oiseaux, même les arbres. Tout a l'air de dormir et la nuit, le silence est si parfait que depuis ma tanière je pourrais presque entendre le chant du ruisseau qui traverse le territoire du Clan de l'Écume. Ou alors, c'est juste moi et mon imagination…
Le jour, je m'ennuie. Je ne peux rien faire. Alors, oui, je suis un guerrier responsable maintenant, je sais pertinemment que pour le bien du Clan et son bon fonctionnement, je dois m'en tenir aux règles et suivre les ordres, ce que je fais, mais ça n'empêche en rien ce système d'être d'un ennui… ! De plus, je suis maladroit, je le sais très bien et les autres guerriers du Clan le savent aussi. Mais ce n'est pas parce que je ne suis pas le plus habile de tous avec mes pattes que je suis un parfait incapable. Oui, je suis souvent en train de rêvasser et par conséquent, j'en oublie parfois mes priorités, oui, je boitille un peu depuis mon accident, oui, maîtriser mon pouvoir me demande parfois un effort de concentration considérable, mais ce n'est pas pour ça que je ne sais rien faire du tout ! Je sais où sont les frontières et j'ai bien compris qu'on ne devait pas les franchir ! Je peux patrouiller ! Même en étant dans la lune, jamais mes pas n'ont empiété sur le territoire voisin ! Je sais me déplacer correctement, je ne suis pas complètement infirme, je peux être silencieux et j'ai appris les techniques de chasse, je les maîtrise comme tous les autres ! Je peux chasser ! J'ai le contrôle de mon pouvoir même si ce n'est pas pour longtemps, et je m'entraîne souvent à m'en servir ! Je peux être utile au Clan !
Pourquoi est-ce que les autres guerriers refusent de le comprendre ? C'est toujours, “Non, Masque du Chagrin, la patrouille est déjà au complet, tu ne veux pas plutôt rester au camp pour aider ?,” “Ah, pour la patrouille de chasse, euh… Masque du Chagrin, on y va sans toi, tu iras la prochaine fois d'accord ?,” “Vous pensez qu'il pourra vraiment être mentor un jour ?,” “Non, Masque du Chagrin, fais pas ça !,” “Pas comme ça !,” “Va plutôt là-bas !…” En bref, le jour, je n'ai le droit de rien faire, et c'est injuste car le suis parfaitement capable de faire ce que tous les autres guerriers font ! Si j'ai été nommé guerrier, c'est que notre chef a reconnu mes facultés à le devenir, et donc que j'en avais les compétences. Je sais que travailler au camp est un service rendu au Clan comme n'importe quel autre, mais ça n'empêche pas que je sais que les autres ne pensent qu'à ma maladresse quand ils me regardent et qu'ils me croient donc incapable de faire les choses correctement. Oh, bien sûr, ils me laissent patrouiller de temps en temps. De temps en temps… J'ai envie de sortir avec eux et de pratiquer des activités de guerrier moi aussi ! Si j'avais voulu rester au camp à longueur de journée, j'aurai choisi la voie des guérisseurs, or, ce n'est pas le cas… Bon, je ne peux pas leur en vouloir. Je sais que je ne fais pas partie de l'élite du Clan, loin de là. Ce n'est pas grave… !
Seulement, c'est ce genre de chose qui me fait apprécier encore plus la nuit. La nuit, tout le monde dort, je peux me lever, sortir avec silence et discrétion —la preuve que j'en suis capable !— sans avoir à craindre qu'on me demande ce que je fais là et si on ne m'a pas déjà assigné quelque chose d'autre à faire. La nuit, je me lève doucement, je sors de la tanière en prenant soin de ne réveiller personne, puis je traverse le camp comme une ombre et je sors. Je descends des grands arbres qui servent de support à nos tanières et je pars en excursion dans la forêt. Le silence est parfait et je m'applique à ne pas le briser, parce que c'est vraiment beau. Pour moi, la nuit, la lune, les étoiles, le silence, la liberté, c'est la plus belle chose du monde. Alors je sors, je me promène, si d'aventure je croise une proie, je l'attrape et je la dépose sans rien dire sur la pile de gibier à mon retour au camp, pour quiconque aurait faim en se levant le lendemain. Cependant, j'admets que ça arrive rarement puisque la nuit, les petits rongeurs et les autres proies dorment comme tout le monde. Je ne fais rien la nuit. Juste, je me promène, je marche en appréciant le silence, parfois je vais jusqu'au bord de la frontière pour regarder le ciel puisque l'ensemble de notre territoire est sous le couvert des arbres. Je pourrais aussi grimper dans l'un deux pour admirer le ciel nocturne depuis en haut, mais, je préfère éviter et de toute manière, je passe tellement de temps dans les hauteurs que ça me fait vraiment du bien de fouler le sol terreux des sous-bois. La nuit aussi, il y a des patrouilles, et je ne les évite pas mais, disons que je connais leur itinéraire et que je ne vais pas là où ils passent. Premièrement parce que je n'ai en théorie rien à faire ici —bien qu'il ne me soit pas interdit de me balader sur le territoire de mon propre Clan…— et que me croiser ne ferait que perturber les patrouilleurs qui croiraient sûrement à un intrus du premier coup d’œil, et aussi parce que par conséquent, on me poserait des questions que je n'ai pas envie d'entendre et auxquelles je ne veux pas répondre non plus. Je veux préserver le silence de la nuit. La nuit, je peux faire ce que je veux, puisqu'il n'y a personne pour me surveiller. Alors voilà, je sors, je me promène, et lorsque je suis fatigué, je rentre au camp, je regagne ma place dans la tanière auprès de mes camarades et je m'endors avec des étoiles encore plein les yeux.
Cette nuit ne fait pas exception, évidemment. Je me hisse sur la dernière branche avant l'entrée du camp sans faire de bruit, ça serait trop bête qu'on me remarque alors que je suis presque de retour à ma place. J'agis toujours comme si j'étais un fraudeur, mais c'est parfaitement mon droit de sortir quand je veux, eu fond… Mais je préfère ça comme ça. J'arrive devant l'entrée du camp, et je remarque qu'il y a quelqu'un. Oh. Il fait vraiment beau cette nuit, alors malgré la température fraîche de l'air, c'est vraiment agréable d'être dehors. Je m'arrête une seconde pour voir qui est le chat qui se tient assis dans le camp. C'est un chaton. Devant la pouponnière, elle a la tête levée vers le ciel, baignée dans la clarté pâle de la lune. Qu'est-ce qu'elle fait là ? Je ne sais pas trop si elle m'a vu, mais de toute manière, sa présence dans le camp au beau milieu de la nuit alors qu'elle n'est qu'un chaton m'intrigue, alors je me faufile jusqu'à elle en gambadant, tout en essayant toujours de ne pas faire trop de bruit, bien que je ne veuille pas la surprendre.
« Hey, qu'est-ce que tu fais là… Petite Feuille, c'est ça ? je demande sur un ton incertain, essayant de me remémorer son nom. Qu'est-ce qui t'arrive ? »
Je miaule doucement. Je n'ai pas envie de réveiller qui que ce soit, et encore moins les chatons où les reines dont j'entends le souffle paisible dans la tanière juste à côté de nous.